Peuple sans chaussettes

MONTRÉAL – Une vieille dame est venue s’asseoir devant moi. Mais il m’a fallu un moment pour me rendre compte qu’elle était pieds nus dans ses Adidas.

Devenu piéton à Montréal, mon voyage à bord de l’autobus 119 m’a fait vivre un éloignement inattendu car, entre Outremont-ma-chère et le Marché central, il y a ce territoire résolument islamique qu’on appelle le Petit Pakistan. Traverser le quartier en voiture, c’est une chose – on ne le voit pas ou on ne le regarde pas – mais y passer en autobus, c’est entrer dedans.

Ce quartier résidentiel constitue la frontière occidentale du tissu urbain modeste qui s’étend à l’ouest de Villeray ; le briquelage off-white, les balcons à escaliers de fer forgé, les triplex et petits blocs sans style, les devantures de commerce en devanāgarī : ce quartier est à mes yeux le plus exotique qui soit à Montréal.

À Jarry, toute la carlingue sentait le patchouli et le soleil dansait dans le henné des chevelures mâles. Je n’arrivais pas à me ressaisir de mon dépaysement lorsque je me suis rendu compte que la vieille dame était au… téléphone. Je la trouvais bien discrète avec son portable, penchée sur sa main qui tenait le combiné. Parlait-elle pachtoune ou farsi ? ourdou ou bourouchaski ?

Pakistan, Inde, Sri Lanka, Afghanistan, je peux réviser ici ma géographie et revenir 21 ans en arrière lorsque JP et moi avions choisi de passer nos vacances d’été dans le nord du Pakistan. Les pourvoyeurs d’aventures les plus fous ne vous emmèneront jamais dans des lieux aussi reculés ou dans des parcours aussi périlleux. Imaginez l’hôtel de Peshawar, où peut-être Kipling lui-même a dormi, avec des cafards long de quatre centimètres. Question pratico-pratique, savez-vous comment on marche dans un restaurant rempli de chefs de guerre afghans ? Réponse : en regardant soigneusement où on met les pieds, car le sol est jonché de kalashnikovs, chacun gardant la sienne à ses pieds, prête à servir.

De Peshawar à Dir, à Chitral, à Gilgit, en passant par le col de Shandur, nous avons voyagé dans cette géographie par les transports en commun ; les routes sont tellement dangereuses à flanc de précipices, les aléas de la mécanique dans des cols sans station-service, les lacets vertigineux passés de nuit, le voyageur réalise à un certain moment qu’il participe à une loterie, ou plutôt qu’il est en train de jouer à la roulette russe… Croyez-moi, les touristes américains vont visiter la planète Mars avant de remettre les pieds dans ce paysage coupe-gorge ! Quoique je me pose la question : y sont-ils jamais allés ?

Pour ce qui est des pieds nus dans les Adidas, ils sont la norme, hiver comme été, pour ces peuples qui vivent sur tous les flancs de l’Himalaya. Même sur la route du K2, dans les glaciers gigantesques qui coulent au milieu d’une jungle de sommets de 6000 et 7000 mètres, nos porteurs balti travaillaient pieds nus dans leurs Adidas. La rocaille, la neige, la glace… on n’est pas au royaume de la chaussette. Ni de la dentelle.

C’est fou, la vitesse à laquelle me reviennent ces impressions, cet autobus de la STM me transporte plus loin que la République tchèque !

Au bout de Jarry, on vire à droite pour longer, boulevard de L’Acadie, le huppé quartier Mont-Royal qui, si on était vraiment au Pakistan, serait un Cantonment, c’est-à-dire une zone protégée par un haut mur à la crête festonnée de tessons de bouteilles, exactement comme dans toutes ces républiques de bananes où les riches doivent se protéger des pauvres et des affamés. Sauf qu’ici, le mur de la honte, c’est une haie doublée d’une clôture peinte en vert pour ne pas trop offenser les regards. Le seul point de rencontre entre ces deux mondes est le centre d’achats Rockland.

Au-delà du rond-point L’Acadie et de l’autoroute Métropolitaine, fleuve de voitures qui n’avancent pas, je descend au Marché Central, piéton lent et minuscule dans un complexe de boutiques et de lieux d’achats aménagés pour l’automobile ; c’est pas avec une architecture semblable qu’on va tourner au vert dans ce pays ! Il faut aller à pied de Bureau en Gros au marché Adonis sur Sauvé pour se rendre compte que les dimensions, ici, ont un tour de taille soviétique.

Bien sûr, ces nouveaux parcs commerçants, ces territoires où se succèdent les grandes surfaces et les boutiques ayant chacune son stationnement sont une évolution du classique centre d’achats ; ils ne sont pas exclusifs à l’Amérique du Nord. Le magasin Ikea où nous allions, à Prague, était situé aussi dans un tel parc, mais les clients étaient très nombreux à s’y rendre par les transports en commun car l’ensemble était connecté à la station de métro par une navette gratuite, fréquente et efficace. La qualité des transports en commun est d’ailleurs une caractéristique de Prague : des tramways qui fendent l’hiver sans déraper ni polluer, des parcours variés qui vous permettent de vous rendre très rapidement n’importe où en ville, des horaires à chaque arrêt et des noms qui les identifient clairement, des informations sur les prochains arrêts dans chaque véhicules. Évidemment, les touristes doivent s’acclimater car tout est écrit et dit en tchèque, alors qu’à Montréal les visiteurs n’ont pas ce problème, les informations étant nulles, les lignes mauvaises, le métro fatigué, les annonces inaudibles, ils n’y vont tout simplement pas !

J’aimerais profiter de l’occasion qui se présente pour dire tout le mal que je pense des élus du passé qui ont bousillé tantôt nos équipements collectifs, tantôt nos institutions. Quand j’étais petit, ma mère m’emmenait parfois en ville par ce qu’elle appelait « les p’tits chars », c’est-à-dire le tramway. Dans les années 1960, les circuits ferroviaires qui sillonnaient la ville ont été démantelés sous prétexte de désuétude. Plus tard, ce sont carrément les chemins de fer qui ont disparu dans les transports régionaux grâce à cette mentalité soi-disant progressiste qui nous menait. Si le « P’tit train du Nord » existait encore, j’aurais pu ce week-end me rendre à Val-David en train pour une journée de ski ; mais, vive le progrès, tu y vas en char ou tu n’y vas pas !

Très efficaces et sans dérapage, même pendant une grosse chute de neige...

À la fin des années 1980, dans le cadre de ma chronique Oxygène consacrée au plein air et au loisir sportif, j’avais écrit un article dans lequel je dénonçais la transformation des servitudes ferroviaires du Québec en pistes cyclables. L’abandon d’un mode de transport plutôt écologique dont le réseau était déjà bien implanté me scandalisait, et je ne voyais aucun intérêt à fabriquer des pistes cyclables rectilignes et plates – j’y voyais autant d’excitation dans la pratique du vélo que de plaisir de conduire sur l’autoroute 20 entre Montréal et Québec. Cet article a été censuré par mon petit boss de l’époque à La Presse – et je tairai ici son nom par charité chrétienne, j’éprouve des rancunes excessivement tenaces pour ce genre de choses – sous prétexte que mon propos allait à l’encontre de la logique du progrès. J’ai eu beau lui certifier que nous allions un jour regretter ce progrès, rien n’y fit. Quarante ans après les très intelligentes recommandations de Transport 2000 sur l’intégration globales et l’hamonisation des transports en commun de Montréal et de toutes ses banlieues éloignées, on se demande encore si le train de Blainville va se pointer, le parc roulant n’est pas fiable, et rien encore ne bat le transport individuel sur les voies publiques congestionnées.

Eh bien ! je suis allé loin avec mon bus 119.

À partir du voisinage des HEC, à Montréal, il m’a fallu plus de cinq heures pour aller faire mes courses chez Bureau en Gros du Marché central au supermarché Adonis, coin Sauvé et de L’Acadie. Une tournée équivalente à Prague m’aurait pris environ deux heures.

Vivement une voiture, que je te pollue moi aussi, ville de Montréal, pendant que nos hommes politiques se chamaillent.

Et vive le Pakistan libre !

4 commentaires sur « Peuple sans chaussettes »

  1. Superbe démonstration de retour au bercail tout en restant ailleurs; de prendre les choses de haut sans avoir le vertige; de comparaisons comme le font tous les nouveaux immigrants.
    Bienvenue au pays où le gaz de schiste remplacera bientôt cet oxygène qui te tient tant à coeur.

    Grosses bises à toute la famille.
    Georges

  2. Salut Richard,

    Merci pour le plaisir de te lire ! je pensais pouvoir venir te rendre visite à Prague et comme je suis un peu lent à la décision, te voilà à nouveau de l’autre côté de la « Grande Gouille » !

    Concernant les transports publics en Amérique du Nord, j’avais entendu, je ne sais plus ou que les deux grands constructeurs Ford et GM avaient contribué à leur démantèlement pour mieux vendre leurs « chars »

    Meilleures salutations à toute ta famille

    Amitiés

    Narcisse

  3. eh oui Richard, c’était il y a vingt ans ce voyage en Afghanistan et au Pakistan. C’était il y a vingt ans, c’était comme hier. Des souvenirs, des peurs inoubliables et bien réelles. Kalashnikov, précipices, mines, Benazir, les tirs nocturnes. Richard: c’est quand qu’on va où… Jean-Pierre.

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