Une journée à pied

TBILISSI, Géorgie – Pendant que les femmes poursuivent la visite du condo, Konstantin s’essuie le bout des doigts sur son tablier et me sert une bière allemande. On se croierait n’importe où dans le monde, sauf là où on est vraiment.

Ketato et Konstantin préparant le poisson pour les invités dans leur appartement de Tbilissi.

Le jeune chirurgien devine tout le plaisir qu’il me fait à cet instant. Pas de formalités, pas de rituel, il n’y aura pas un toast de toute la soirée, c’est voulu comme ça. Une bière ? un verre de vin ? un scotch ?

Au menu, un poisson délicat cuit dans la poêle, des pommes de terre en purée, des doigts de poulet à la thaï, mais aussi quelques spécialités géorgiennes, histoire de ne pas trop dépayser le reste de la parenté.

Georges et Rezi sont cousins, donc frères !

Merveilleuse sensation de détente ! Je ne suis pas obligé d’attendre un signal pour boire une gorgée et m’excuser de ne pas enfiler cul-sec le contenu entier de mon verre, yesss !

Après le gâteau, le chocolat ramené de Belgique, le thé d’Azerbaïdjan, l’espresso ou le café turc, nous nous retrouvons dans le bureau de Konstantin pour regarder les photos prises récemment chez son frère Levan, à Bruxelles, et – puisqu’il a été question de poisson – pour découvrir la texture du grand nord québécois, une contrée grande comme l’Europe où vivent moins de 15 000 personnes ! Dans les salons de ce côté-ci de l’hémisphère, ça épate, ce genre de révélation.

Jusqu’ici, ce séjour en Géorgie est too much, au sens littéral comme au figuré. Au figuré, parce que je n’arrive pas à recharger mes piles assez vite pour tout noter et enregistrer, tout vous montrer, tout vous raconter ce qui en vaudrait la peine, inutile de me répéter là-dessus, la difficulté résidant dans la beauté de la chose. Puis arrive le moment de célébrer la nouvelle année ; au matin du quatrième jour, j’avais déjà six ou sept partys dans le corps, je trouve cela too much au sens littéral, trop c’est trop écrivait Cendrars. Chaque party est la répétition du précédent et la générale du prochain ; on boit le vin cul-sec pour irriguer chaque toast qui vient dans un ordre précis, les formules sont fortement ritualisées, les intentions sont identiques, et tout cela est livré avec une sollennellité qui donne à penser au nouveau-venu – que je ne suis plus – que ces choses n’ont jamais été dites avant ce jour à la surface de la terre. Où donc est le plaisir d’être saoul sonné à ne plus se rappeler de rien et à sombrer dans le radotage ? J’ai entendu plus d’un Géorgien se plaindre des tares de ces grand’messes, mais on les voit ensuite à la fête. Ces réunions amusantes dans la première heure, je le dis en espérant ne pas trop froisser mes hôtes, ne me procurent pas beaucoup de plaisir. Vivement ces soirées inorganisées et sans code mais tout aussi sincères entre amis et parents, à siroter ce qu’on aime à son rythme en mangeant des mets raffinés à Prague, à Montréal, à Isérables, à Philadelphie ou à Saburtalo, comme c’est le cas ce soir chez Konstantin et Kétato !

Pour Georges, souvent le seul enfant dans les réunions d’adultes, les soirées peuvent être longuettes, mais l’oncle Gogui apparaît toujours au bon moment pour briser l’ennui.

Dans le bel appartement de Konstantin, mon p’tit Georges a maintenant deux frères, Guéorgui, 8 ans, et Rezi, 6 ans, parce qu’il en est ainsi sur les flancs du Caucase : les cousins sont frères. Il a également un frère, Atchiko, 11 ans, et une petite soeur, Irishka, 4 ans, à Bruxelles, suivant le même principe. Depuis le temps que tu nous demandes un petit frère ou une petite soeur, Mister, te voilà bien servi, non ?

Au premier jour de l’an 2011, quand Mister Twister a fait découvrir à Rezi et Guéorgui l’émission Kaboum présentée à Radio-Québec, le party, comme qu’on dit, a pogné. Et la fraternité est devenue officielle.

Dr Konstantin Matitashvili dans son bureau de la clinique de chirurgie plastique.

Au lendemain de la fête chez Konstantin, le plasticien nous fait visiter la clinique où il pratique son art . La rhinoplastie est certes le gagne-pain de la clinique dans un pays qui a, ça ne se cache pas, tout un nez au milieu de la figure. Par contre, nombreux sont les cas lourds – et ils nous en fait découvrir quelques-uns, photos à l’appui – qui permettent à des personnes de reprendre une vie normale voire de trouver l’amour après une maladie déconstructive ou un accident. Bref, on est moins qu’on pourrait croire dans le botox et les p’tites vieilles riches qui se font étirer la peau du portrait. Konstantin ne pratique d’ailleurs pas ce genre de charcuterie et il ne manque pas de le souligner.

Elena, Georges et le peintre Levan Chogoshvili devant l'oeuvre qui fait la page couverture du roman « Sovki », publié aux Éditions du Boréal.

Nous rendons ensuite visite à Levan Chogoshvili, un artiste réputé dont une des oeuvres est reproduite en page couverture de Sovki, publié aux Éditions du Boréal en 2008.

Nos pas nous mènent ensuite en un autre lieu qui lui, serait à la fois un prétexte de vivre ici et une raison de fuir en courant : le musée-maison d’Hélène Akhvlédiani. Ce peintre né au début du XXe siècle est allé vivre à Paris et lorsqu’elle est revenue à Tbilissi visiter sa famille et ses amis, le régime lui a interdit de repartir. Elle s’est donc établie dans ce grand appartement de Tbilissi qui a été transformé en musée après sa mort, survenue en 1975.

On sonne, mais il faut quelques minutes avant que n’ouvre un gardien à l’air suspicieux. Puis la conservatrice nous accueille et nous guide. Elle nous tendra trois billets, à 3 laris chacun ( 1,68 $ CAD ), vers la fin de la visite.

Une maison, un musée...

C’est un temple personnel de la création, un atelier d’invention et de regards. Rien n’y a été changé, tout y est tel qu’en son temps. On a la tête qui tourne quand on se glisse dans ce lieu tant il est habité par cette artiste qui fut l’un des grands peintres de son époque.

L'intérieur du musée-maison Hélène Akhvlédiani.

Nous serons sans doute les seuls visiteurs aujourd’hui, ou peut-être même cette semaine ou ce mois-ci, allez savoir, alors elle a tout son temps pour répondre aux questions de la romancière et raconter la vie de la peintre et quelques anecdotes, dont celle-ci :

Hélène Akhvlédiani a été victime du vol d'un... Picasso.

Hélène Akhvlédiani enseignait la peinture dans son appartement qui, naturellement, regorgeait de ses propres oeuvres et de quelques autres que lui avaient données des peintres de ses amis. Une de ces oeuvres était un croquis la représentant, exécuté par Picasso. Un jour, un étudiant sortit d’une leçon avec quelque chose sous le bras. L’assistante de l’artiste demanda au jeune homme ce qu’il transportait là. Pour toute réponse, il sortit un revolver et le braqua sur la femme en lui disant : « Rien. »

Ainsi a disparu un Picasso…

Et ainsi est gardé secret, loin des guides touristiques et du regard des étrangers, un véritable trésor, tout un pan de l’art géorgien. Juste une plaque sur le mur de la maison pour annoncer la maison-musée. Après la grande noirceur soviétique, vaut-il mieux investir dans les orgies lumineuses du temps des Fêtes ou dans un Disneyland géorgien?

Ça me donnerait envie d’aller frapper à la porte du ministre des Affaires culturelles et de poser la question : Anybody home ?

Le hasard, qui fait parfois si bien les choses, nous ménage sur le trottoir du boulevard Roustavéli une rencontre aussi inattendue que désirée avec le premier prof de journalisme de la romancière, Gogui Djavakhishvili. Il avait été le premier à reconnaître le talent de l’adolescente. En vain, depuis quelques années, elle avait tenté de communiquer avec lui, de le retracer, mais sans succès. Échange d’adresses courriels ; le monsieur est attendu et doit filer, mais ces deux-là vont se revoir, c’est sûr.

Nous pressons ensuite le pas pour être à l’heure au théatre. Nous y arrivons une quinzaine de minutes avant le début de la représentation, un spectacle pour enfants. Sir Georges, qui a l’habitude des concerts sérieux pour adultes, est vraiment content d’aller voir celui-ci. Il faut un moment pour trouver le guichet où acheter les billets. Un guichet, un seul, devant lequel se bousculent un tas de gens impatients, les uns venant simplement cueillir leurs réservations, d’autres espérant comme nous trouver des places et, enfin, ceux qui viennent acheter des billets pour un spectacle futur. C’est le désordre total, pas de file civilisée pour simplifier les choses, ni de guichets distincts pour les trois catégories. Nous renonçons sur-le-champ, les chances d’obtenir des billets et d’être assis en temps dans la salle sont nulles. Et je ne vois pas comment je pourrais entrer dans la bousculade, moi qui aime laisser passer ceux qui sont pressés…

Nous allons quand même fureter dans le hall et, sans trop savoir comment, nous sommes à l’intérieur, il ne nous resterait qu’à nous glisser dans la salle, mais ce n’est pas là ma tasse de thé ni celui de la romancière. Nous confions notre malaise à une jeune femme occupée à recevoir les invités spéciaux. Elle ne fait ni un ni deux et nous obtient des laissez-passer gratuits, mais nous insistons pour payer. Entre-temps surgit le boss, un jeune homme bouillant que la romancière croit reconnaître comme le fils d’un acteur célèbre justement connu pour son sale caractère ; il nous met illico à la porte, il dit ouvertement qu’il se fiche que nous soyons étrangers – nous aussi nous n’en avons rien à cirer – et notre volonté de payer nos billets ne lui fait aucun effet. Bref, nous quittons les lieux, un peu émus, mais bon.

Je souligne l’incident, non pas pour m’en plaindre ou pour nous accorder une importance que nous n’avons pas et que nous ne désirons pas, mais simplement pour signaler que ce pays a encore des comptes à régler avec le savoir-faire et le savoir-vivre. Les automobilistes qui n’ont aucune objection à écraser le piéton mal avisé, l’absence d’organisation et d’hygiène des lieux collectifs et les toilettes repoussantes des lieux publics ou des commerces sont autant de rayons où un peuple peut montrer sa classe. L’obligation souvent imposée au visiteur de boire comme un trou en est un autre.

Ce sont là, pour moi comme pour celle qui a quitté ce pays il y a près de 20 ans sans se retourner, des raisons de ne pas s’établir en permanence en Géorgie. La romancière a eu assez de mémoire pour s’en rappeler au fil des années afin de ne jamais sombrer dans le mal du pays, bien qu’elle ait mal à ce pays qu’elle a aimé, celui des intellectuels, de l’intelligentsia, des créateurs, des poètes, des peintres, des livres et de la grandeur d’âme qu’elle tente de retrouver en errant dans les venelles ou en frappant aux portes.

Nous pourrions nous installer dans une tour d’ivoire ou dans quelque cantonnement à l’abri du peuple, mais à quoi cela nous servirait-il ? en quoi cela nous enrichirait-il ?

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La belle Tamta fêtait mardi ses 20 ans. Ses amies sont venues célébrer l’événement avec la famille – encore une fête ! Puis les demoiselles sont allées festoyer dans un lieu approprié ! Ah ! la jeunesse…

Tamta, deuxième à droite, en compagnie de ses amies.

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Si vous n’avez pas encore fait une indigestion de ces chorégraphies au poignard et à la dague, en voici une autre et la suivante de belle facture. Je me dois de préciser que ces danses traditionnelles nous viennent de Svanétie, province montagnarde et virile entre toutes celles qui composent l’incroyable petit royaume de Géorgie. Vous remarquerez que les combats cessent dès qu’apparaît une femme. Il y a des pays où c’est le contraire…

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Retour à Prague dans les prochaines heures. Vol de nuit. Je suis fatigué à l’avance…

2 commentaires sur « Une journée à pied »

  1. On voudrait être avec vous, tellement ces descriptions donnent le goût de Tbilissi!

    Bon retour à Prague!

    Jacques, lise et Vincent

  2. ben mon richard, ça fait différent de nos fêtes dans les Hautes=Laurentides. Je vais revenir en ville le 10 janvier mais Willowdale, Darlington et les environs font vide sans ta présence enjouée. Foglia a parlé de ton blogue dans sa chronique dernièrement. Dit que c’est le seul qu’il lit.

    Amitiés
    Ton vieux copain de La Presse
    Pierre Vennat

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